CHAPITRE XV

Les hommes de clan algarois et les chevaliers mimbraïques patrouillaient sur les rives, dans l’herbe roussie par le soleil, tandis que les rameurs cheresques descendaient le courant vers les rapides. Les vaisseaux étaient pleins à craquer, et pourtant c’est à peine si la moitié de l’armée avait pu y prendre place. Les fantassins qui n’avaient pu monter à bord chevauchaient en rangs serrés sur les montures de rechange de la cavalerie.

Les épicéas couverts de protubérances épars au pied des collines jonchaient à présent la prairie, de chaque côté du fleuve. Des touffes de saules se dressaient juste au bord de l’eau, entre les ronces. Le ciel était dégagé, et s’il faisait encore chaud, l’humidité ambiante était une bénédiction pour les hommes et leurs montures, qui avaient tant souffert de la sécheresse dans l’immensité rocheuse des hauts plateaux. Le paysage leur était étranger à tous, et les cavaliers qui partaient en éclaireurs le long des rives chevauchaient avec circonspection, la main sur la garde de leur arme.

Puis, à un détour du fleuve, ils reconnurent les eaux grondantes, mousseuses, des rapides. Barak donna un coup de gouvernail et échoua son bâtiment en grommelant.

— On dirait que le moment est venu de continuer à pied.

Une dispute avait éclaté près de la proue du navire. Le roi Fulrach s’élevait avec véhémence contre la décision de laisser ses voitures de marchandises en amont des rapides.

— Je ne leur ai pas fait faire tout ce chemin pour les abandonner ici, tempêtait le roi à la barbe brune.

— Elles avancent beaucoup trop lentement, rétorquait Anheg. Nous sommes pressés, Fulrach. Je dois faire franchir Thull Mardu à mes vaisseaux avant que les Murgos ou les Malloréens se réveillent et comprennent ce que nous préparons.

— Leur lenteur ne vous gênait pas quand vous aviez faim et soif dans les hauts plateaux, répliqua Fulrach, fou furieux.

— C’était avant, et là-haut. Ici et maintenant, il faut que je m’occupe de mes vaisseaux.

— Eh bien, moi, je m’occuperai de mes voitures.

— Elles seront très bien ici, Fulrach, décréta Rhodar d’un ton sans réplique. Il faut vraiment que nous nous dépêchions, et vos voitures nous ralentiraient.

— Je vous préviens, si quelqu’un les brûle, vous risquez d’avoir drôlement faim avant de regagner les fortifications.

— Nous laisserons des hommes pour les garder. Allons, Fulrach, soyez raisonnable. Vous vous en faites beaucoup trop.

— Il faut bien que quelqu’un s’en fasse. Vous êtes vraiment formidables, vous, alors ! Vous donnez toujours l’impression d’oublier qu’à la guerre il n’y a pas que les batailles.

— Arrêtez de radoter comme une vieille femme, Fulrach !

— Anheg, je préfère ignorer cette dernière remarque, répliqua Fulrach d’un ton glacial, puis il tourna les talons et s’éloigna avec raideur, le visage de marbre.

— Qu’est-ce qui lui prend ? demanda innocemment le roi de Cherek.

— Ecoutez, Anheg, si vous ne pouvez pas apprendre à fermer votre clapet, il faudra que nous vous mettions une muselière, décréta Rhodar.

— Je pensais que nous étions ici pour nous battre contre les Angaraks, intervint doucement Brand. La règle du jeu aurait-elle changé ?

Les prises de bec entre ses amis inquiétaient Ce’Nedra. Très préoccupée, elle alla voir Polgara qui frottait le cou de Mission avec un gant de toilette.

— Ce n’est pas grave, mon chou, fit la sorcière. Ils sont un peu énervés par la perspective du combat, voilà tout.

— Mais ce sont des hommes, des combattants aguerris.

— Et alors ? rétorqua Polgara en cherchant une serviette.

La princesse ne trouva rien à répondre.

Le portage se passa en douceur, et les vaisseaux retrouvèrent le lit du fleuve en aval des rapides dès la fin de l’après-midi. Ce’Nedra était à bout de nerfs. Après ces mois de préparation et de marche vers l’est, le moment fatidique approchait. D’ici deux jours, ils se heurteraient aux murailles de Thull Mardu. Etait-ce le bon moment ? Et d’abord, était-ce vraiment nécessaire ? Ne pouvaient-ils tout simplement éviter le combat en portant les vaisseaux autour de la cité ? Les rois d’Alorie lui avaient assuré que la cité devait être neutralisée, mais les doutes de C’Nedra grandissaient à chaque lieue. Et si c’était une erreur ? Debout à la proue du vaisseau de Barak, la princesse regardait sans les voir les méandres du fleuve en se rongeant les sangs.

Et puis, le soir du deuxième jour après le portage, Hettar revint au galop sur la rive nord du fleuve, retint son cheval et leur fit un grand signe du bras. D’un coup de gouvernail, Barak rapprocha son vaisseau de la rive.

— La cité n’est plus qu’à deux lieues en aval, hurla le grand Algarois. Si vous avancez davantage, les guetteurs vont vous voir du haut des murailles.

— Alors dites aux autres de mouiller l’ancre, décida Rhodar. Nous allons attendre la nuit ici.

Barak acquiesça d’un signe de tête et fit un geste impérieux à un marin qui passait par là. L’homme s’empressa de brandir un grand bâton au bout duquel était cloué un chiffon rouge vif, et la flotte, derrière eux, ralentit. Puis on entendit le grincement des treuils, les ancres se fichèrent dans la vase, et bientôt les vaisseaux tanguèrent et roulèrent paresseusement dans le courant.

— Ça me plaît de moins en moins, grommela Anheg d’un ton morose. Les choses pourraient mal tourner, dans le noir.

— C’est pour eux qu’elles vont mal tourner, pronostiqua Brand.

— Allez, Anheg, ça fait douze fois que nous en parlons, fit Rhodar. Nous étions d’accord : il n’y a pas de meilleur plan.

— Ça ne s’est jamais fait, objecta Anheg, pour la douzième fois.

— Justement, souligna Varana. Les habitants de la cité ne s’y attendent pas.

— Vous êtes sûr, Relg, que vos hommes arriveront à voir où ils mettent les pieds ? demanda Anheg.

Le hochement de tête du fanatique Ulgo fit cliqueter les plaques métalliques qui garnissaient son capuchon.

— Ce que vous considérez comme les ténèbres est notre lumière habituelle, le rassura-t-il en tâtant d’un pouce circonspect la lame de son couteau en forme d’hameçon.

— Je déteste innover, pesta Anheg en levant un œil mauvais vers le ciel qui s’empourprait.

Ils attendirent la tombée de la nuit. Des oiseaux poussaient des gloussements ensommeillés dans les fourrés, au bord de l’eau ; les grenouilles donnèrent le coup d’envoi de leur symphonie vespérale. Les unités de cavalerie commencèrent à sortir lentement de l’ombre et à se masser de chaque côté du fleuve. Les chevaliers mimbraïques montés sur leurs énormes destriers formaient des colonnes entourées par la marée sombre des hommes de clan algarois. Cho-Hag et Korodullin commandaient la rive sud ; Hettar et Mandorallen tenaient le nord.

Et les ténèbres s’épaississaient lentement.

Un jeune chevalier mimbraïque qui avait été blessé au cours de l’attaque contre l’avant-garde murgo était planté le long du bastingage, le regard perdu dans le crépuscule. Il avait les épaules larges, le cou pareil à une colonne, une peau de fille, blanche comme un lys, sous des boucles brunes qui ombraient un regard pur, presque innocent, à l’expression quelque peu mélancolique.

Ce’Nedra ne pouvait plus supporter l’attente ; il fallait qu’elle parle à quelqu’un. Elle s’approcha du jeune homme.

— Pourquoi cette tristesse, Messire Chevalier ? lui demanda-t-elle doucement.

— Parce que cette égratignure m’interdit de prendre part au combat qui se prépare, Majesté, répondit-il en indiquant son bras en écharpe.

Il n’avait pas l’air surpris par la présence de la petite princesse, ou par le fait qu’elle lui adresse la parole.

— Faut-il que vous haïssiez les Angaraks pour que la perspective de manquer la moindre occasion d’en découdre avec eux vous occasionne pareille souffrance, ironisa-t-elle gentiment.

— Que non point, ma Dame, répondit-il. Je n’ai de haine pour aucun homme, quelle que soit sa race. Mais je me lamente de ne pouvoir prouver mon habileté dans cette joute.

— Une joute ? C’est donc ainsi que vous envisagez le combat de cette nuit ?

— Assurément, Majesté. Et comment devrais-je l’envisager ? Je ne nourris aucune rancœur personnelle envers le peuple angarak et il est malséant de haïr son adversaire en un loyal combat. Quelques hommes, rares encore, sont tombés sous ma lance ou mon épée lors de divers tournois, mais onc n’ai haï aucun d’eux. Ils m’inspiraient tout au contraire de l’affection tandis que nous nous affrontions.

— Vous vous efforciez tout de même de leur faire du mal ?

Ce’Nedra ne comprenait pas la décontraction du jeune homme.

— Telle est, Majesté, la règle du jeu. C’est la mort ou du moins le sang versé qui décide de l’issue du combat.

— Comment vous appelez-vous, Messire Chevalier ?

— Beridel est mon nom, répondit-il. Je suis le fils de messire Andorig, baron de Vo Enderig.

— L’homme au pommier ?

— Lui-même, Majesté, confirma le jeune homme, apparemment tout fier. Mon père chevauche maintenant à la droite du roi Korodullin. Je les aurais accompagnés, cette nuit, sans cette infortune...

Il regarda tristement son bras cassé.

— Il y aura d’autres nuits, Messire Beridel, lui assura Ce’Nedra. Et d’autres combats.

— En vérité, Majesté, acquiesça le jeune homme, et son visage s’illumina fugitivement.

Puis il poussa un profond soupir et sombra à nouveau dans sa sinistre rumination. Ce’Nedra s’éloigna discrètement en le laissant à ses pensées.

— On ne peut pas discuter avec eux, vous savez, fit une voix rocailleuse sortie de l’ombre.

C’était Beldin, l’affreux bossu.

— On dirait vraiment que rien ne leur fait peur, commenta Ce’Nedra, un peu sur la défensive (le sorcier mal embouché la mettait toujours mal à l’aise).

— C’est un Arendais mimbraïque, observa Beldin avec un reniflement. Il n’a pas assez de cervelle pour avoir peur.

— Tous les hommes de l’armée sont-ils comme lui ?

— Non. La plupart crèvent de trouille, mais ils participeront quand même à la bataille. Pour diverses raisons.

— Et vous ? demanda-t-elle sans réfléchir. Vous avez peur, vous aussi ?

— Mes craintes sont un peu plus exotiques, répondit-il sèchement.

— Par exemple ?

— Il y a longtemps que nous sommes sur cette affaire, Belgarath, Pol, les jumeaux et moi. Je m’en fais moins pour moi qu’à l’idée de tout ce qui pourrait mal tourner.

— Et qu’est-ce qui pourrait mal tourner ?

— La Prophétie est très complexe et elle ne dit pas tout. Les deux issues possibles de nos actes sont encore rigoureusement équivalentes, pour autant que je sache. Le moindre détail pourrait faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre, et j’ai toujours peur d’avoir oublié un détail infime.

— Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir.

— Il se pourrait que ça ne suffise pas.

— Que pourrions-nous faire de plus ?

— Je n’en sais rien, et c’est bien ce qui me préoccupe.

— Pourquoi se tracasser pour quelque chose à quoi on ne peut rien changer ?

— J’ai l’impression d’entendre Belgarath ! Il a parfois une fâcheuse tendance à écarter les problèmes d’un haussement d’épaules et à compter sur la chance. J’aime que les choses soient un peu plus claires. Restez près de Pol, ce soir, petite, reprit-il après avoir contemplé les ténèbres pendant un instant. Ne vous écartez pas d’elle. Cela vous amènera peut-être dans un endroit où vous n’aviez pas l’intention d’aller, mais ne la quittez pas d’une semelle, quoi qu’il arrive.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Je l’ignore, répondit-il, un peu agacé. Tout ce que je sais, c’est que vous êtes censés rester ensemble, le forgeron, l’enfant égaré que vous avez ramassé en chemin, vous et elle. Il va se passer quelque chose d’imprévu.

— Une catastrophe ? Mais il faut prévenir les autres !

— Rien ne prouve que ce soit un désastre. C’est ça, le problème. Il se peut que ce soit un événement nécessaire et, dans ce cas, nous n’allons pas l’empêcher. Mais je vous ai dit tout ce que je savais. Allez trouver Polgara et restez près d’elle.

— Oui, Beldin, acquiesça docilement Ce’Nedra.

Puis les premières étoiles apparurent dans le ciel.

Alors la flotte cheresque leva l’ancre et commença à glisser lentement, sans un bruit, sur la rivière. Thull Mardu était encore à plusieurs lieues, mais les hommes n’échangeaient plus que de rauques chuchotements. Ils resserraient leurs ceinturons, jetaient un dernier coup d’œil à leurs armures et assuraient fermement leur casque sur leur tête en faisant bien attention à ne pas faire de bruit.

Vers le milieu du navire, Relg avait organisé un dernier service religieux avant la bataille et psalmodiait tout bas les syllabes gutturales de la langue ulgo. La peau blanche des Ulgos avait été noircie au charbon de bois, et les hommes agenouillés dans l’adoration de leur étrange Dieu se fondaient dans les ombres.

— Le succès de l’entreprise dépend entièrement d’eux, Polgara, murmura Rhodar en observant les dévotions des Ulgos. Vous êtes sûre de votre Relg ? Il y a des moments où je me demande s’il ne serait pas un peu dérangé.

— C’est l’homme de la situation, le rassura la sorcière. Les Ulgos ont encore plus de raisons que nous de haïr Torak.

Au détour d’un vaste méandre du fleuve, les vaisseaux entraînés par le courant arrivèrent en vue de Thull Mardu. La cité fortifiée se dressait sur son île au milieu de l’eau, à un quart de lieue en aval. Quelques torches brûlaient au-dessus des murs et une faible lueur émanait de l’intérieur. Barak se retourna et, tout en lui faisant un rempart de son corps, découvrit brièvement une lanterne sourde, laissant échapper un unique éclair de lumière. Les ancres plongèrent sans bruit dans les eaux ténébreuses et les vaisseaux ralentirent puis s’immobilisèrent dans un imperceptible craquement de cordes.

Quelque part dans la ville un chien se mit à aboyer furieusement, puis une porte s’ouvrit en coup de vent et l’aboiement s’acheva dans un jappement de douleur.

— Moi, je n’aime pas les gens qui flanquent des coups de pied à leur chien, marmonna Barak.

Sans un mot, Relg et ses hommes gagnèrent le bastingage et descendirent dans les barques qui les attendaient au-dessous.

Ce’Nedra scrutait les ténèbres en retenant son souffle. Elle distingua fugitivement, à la pâle clarté des étoiles, les ombres qui se glissaient vers la ville, puis ces ombres se noyèrent dans les ténèbres. Derrière eux, le léger clapotis d’une rame attira un murmure de remontrance. La princesse se retourna et vit une marée mouvante de barques quitter la flotte et suivre le courant. L’avant-garde glissa silencieusement le long du navire, suivant Relg et ses Ulgos vers la cité insulaire des Thulls.

— Vous croyez vraiment qu’ils sont assez nombreux, Rhodar ? chuchota Anheg.

Le corpulent roi de Drasnie eut une moue approbatrice.

— Tout ce qu’on leur demande, c’est de déblayer le terrain pour que nous puissions nous amarrer et d’empêcher la porte de se refermer quand les Ulgos l’auront ouverte, murmura-t-il en réponse. Ils n’ont pas besoin d’être des centaines pour ça.

La brise nocturne ridait la surface de la rivière, faisant osciller le navire. L’attente était insoutenable. Ce’Nedra porta le bout de ses doigts à l’amulette que Garion lui avait donnée, il y avait si longtemps. Un murmure confus lui emplit les oreilles, comme toujours.

— Yaga, tor gohek vilta.

C’était la voix âpre de Relg, parlant tout bas.

— Ka tak. Veed !

— Alors ? fit Polgara en haussant légèrement un sourcil.

— Je ne comprends rien à ce qu’ils racontent, répondit la petite princesse, désemparée. Ils parlent ulgo.

Puis ce fut comme si l’amulette poussait un étrange gémissement, aussitôt interrompu par un horrible gargouillis.

— Je... on dirait qu’ils viennent de tuer quelqu’un, annonça Ce’Nedra d’une voix tremblante.

— Alors ça y est, c’est commencé, commenta Anheg avec quelque chose qui ressemblait fort à une sinistre satisfaction.

Ce’Nedra laissa retomber sa main. Elle ne pouvait supporter d’entendre mourir des hommes dans le noir. L’attente se poursuivit. Quelqu’un poussa un cri terrible. Un cri d’agonie.

— Ça y est ! déclara Barak. C’est le signal. Levez l’ancre ! hurla-t-il à ses hommes.

Deux brasiers autour desquels s’agitaient des silhouettes indistinctes s’allumèrent tout à coup sous les sombres remparts de Thull Mardu. Le vacarme de lourdes chaînes retentit au même moment dans la ville, bientôt suivi d’une sorte de gémissement ou de grincement, et une lourde porte descendit majestueusement sur le bras nord du fleuve.

— Souquez ferme ! rugit Barak à son équipage.

Il donna un brutal coup de barre et dirigea la proue du vaisseau vers le pont-levis.

D’autres torches apparurent en haut des murailles. Des cris d’alarme retentirent. Quelque part, une cloche de fer lança un appel désespéré.

— Ça a marché ! exultait Anheg en flanquant de grosses bourrades dans les côtes de Rhodar. Ça a marché !

— Bien sûr que ça a marché, répondit Rhodar, tout aussi euphorique. Mais ne me tapez pas dessus comme ça, je vais avoir des bleus.

Le silence n’était plus de mise ; un immense rugissement s’éleva dans le sillage du vaisseau de Barak. Des torches s’embrasèrent, baignant d’une lueur sanglante le visage des hommes penchés sur les bastingages.

Une immense gerbe d’eau surgit du fleuve, à vingt toises à droite du vaisseau de Barak, aspergeant le pont.

— Une catapulte ! rugit Barak en tendant le doigt vers les murailles qui les dominaient de toute leur hauteur.

La lourde carcasse de l’engin de guerre se balançait, pareille à un énorme insecte Carnivore, au-dessus des remparts, son long bras articulé revenant en arrière, prêt à lancer un nouveau projectile sur la flotte. Puis le bras s’immobilisa : un déluge de flèches avait fait le ménage en haut du mur et un bataillon de Drasniens, aisément identifiables à leurs longues hallebardes, s’était emparé de la position.

— Attention, vous autres ! hurla l’un des hommes dans la confusion qui régnait en bas des remparts.

Et lentement, lourdement, l’engin bascula et s’écrasa sur les roches avec un bruit d’enfer. Puis il y eut comme un roulement de tonnerre : les chevaliers mimbraïques se précipitaient sur le pont-levis et se ruaient dans la ville.

— Dès que nous serons amarrés au pont, Polgara, je veux que vous alliez sur la rive nord avec toutes ces dames, ordonna âprement le roi Rhodar. Les hostilités vont probablement durer toute la nuit. Pas la peine de vous exposer inutilement ; vous risqueriez de prendre un mauvais coup et c’est tout.

— Très bien, Rhodar. Ne faites pas de bêtises, vous non plus. Vous faites une belle cible, vous savez.

— Je m’en sortirai toujours, Polgara. Et puis je ne raterais ça pour rien au monde, ajouta-t-il en éclatant d’un rire curieusement enfantin. Il y a des années que je ne m’étais autant amusé.

Polgara lui jeta un coup d’œil acéré.

— Ah, les hommes ! fit-elle d’un ton qui voulait tout dire.

Un détachement de chevaliers mimbraïques escorta les dames et Mission jusqu’à une crique de la rive septentrionale, à un quart de lieue en amont de la cité assiégée. C’était une petite anse protégée sur trois côtés par des berges herbues et qui descendait en pente douce vers le fleuve. Durnik et Olban dressèrent vivement une tente, firent du feu puis remontèrent sur la berge pour observer le déroulement des opérations.

— Tout se passe comme prévu, proclama Durnik. Les vaisseaux cheresques s’amarrent côte à côte en travers du bras sud. Dès qu’ils auront mis l’appontement en place, les troupes qui sont de l’autre côté pourront passer.

— Vous voyez si les hommes qui sont à l’intérieur ont pris la porte sud ? demanda Olban en scrutant les ténèbres.

— Pas très bien, répondit Durnik. On dirait que les combats font rage de ce côté de la ville.

— Je donnerais n’importe quoi pour être là-bas, se lamenta Olban.

— Vous ne bougerez pas d’ici, jeune homme, décréta fermement Polgara. Vous vous êtes improvisé garde du corps de la reine de Riva, vous n’allez pas déserter votre poste parce qu’il se passe des choses plus intéressantes ailleurs.

— Oui, euh, non, Dame Polgara, bredouilla le jeune Rivien, un peu démonté. C’est juste que...

— Juste que quoi ?

— Je voudrais bien savoir ce qui se passe. Mon père et mes frères sont en première ligne, et moi je suis ici, à regarder.

Tout à coup, une grande langue de flammes s’éleva des murailles et illumina le fleuve d’une lueur rouge, malsaine.

— Pourquoi faut-il toujours que ça se termine par un incendie ? soupira tristement Polgara.

— J’imagine que ça ajoute à la confusion, répondit Durnik.

— Peut-être, mais j’ai déjà vu ça trop souvent, répliqua la sorcière. C’est toujours la même chose. Ils ne peuvent pas s’empêcher de mettre le feu. Je ne veux plus voir ça.

Elle tourna le dos à la cité en flammes et s’éloigna lentement vers la rivière.

La nuit n’en finissait pas. Vers le lever du jour, alors que les étoiles pâlissaient dans le ciel, la princesse Ce’Nedra, rompue de fatigue, se dressa sur la butte herbeuse, au-dessus de la crique sablonneuse, et regarda avec une sorte de fascination perverse mourir la cité de Thull Mardu. Des quartiers entiers semblaient être la proie des flammes. L’effondrement des toits et des bâtiments projetait de grandes gerbes d’étincelles orange vers le ciel. Ce qui semblait si excitant, si glorieux en imagination, s’était révélé très différent dans la réalité, et la pensée de ce qu’elle avait fait la rendait malade. Elle finit par porter le bout de ses doigts à l’amulette pendue à son cou. Il fallait qu’elle sache ce qui se passait, aussi horrible que ce fût. Rien ne pouvait être pire que de rester dans l’ignorance.

— Belle petite bataille, en somme, disait le roi Anheg.

Il semblait très haut quelque part, peut-être au sommet des murailles de la cité.

— La routine, répondit Barak, son cousin. La garnison murgo n’a pas mal tenu le coup, mais les Thulls ont été au-dessous de tout. C’était à celui qui se rendrait le premier.

— Qu’en avez-vous fait ? questionna le roi Cho-Hag.

— Nous les avons enfermés dans la place centrale, reprit Barak. Ils s’amusent à tuer les Grolims que nous faisons sortir du temple.

Le ricanement d’Anheg fit un bruit assez détestable aux oreilles de Ce’Nedra.

— Et comment va Grodeg ? demanda le souverain cheresque.

— Il devrait s’en sortir, fit à nouveau la voix de Barak.

— Dommage. Quand j’ai vu cette hache lui sortir du dos, j’ai béni celui qui avait résolu mon problème.

— Il a tapé trop bas, commenta Barak d’un ton mélodramatique. Il lui a brisé la colonne vertébrale sans atteindre un seul organe vital. Notre ami ne marchera peut-être plus mais il respire toujours.

— On ne peut vraiment pas faire confiance aux Murgos, se lamenta Anheg, écœuré.

— Ils ont tout de même bien réduit le culte de l’Ours, constata joyeusement Barak. Il ne compte sûrement guère plus d’une vingtaine de membres, à l’heure qu’il est. Enfin, ils se sont courageusement battus.

— C’est pour ça qu’ils étaient là. Bon, nous avons encore un peu de répit avant le lever du jour ?

— Une demi-heure, peut-être.

— Que fait Rhodar ?

— Il est avec Fulrach ; ils mettent les entrepôts à sac, répondit le roi Cho-Hag. Les Murgos avaient emmagasiné des vivres, ici. Fulrach a l’intention de les confisquer.

— Pourquoi pas ? convint Anheg. Nous devrions peut-être leur envoyer des renforts. Il serait temps de repartir. Dès le lever du jour, avec cette fumée, tout le monde saura ce que nous avons fait à vingt lieues à la ronde. Nous ferions mieux de donner l’ordre à la flotte d’appareiller. Les fortifications de l’A-pic ne sont pas tout près.

— Vous pensez mettre longtemps pour arriver à la Mer du Levant ? demanda Cho-Hag.

— Oh ! deux ou trois jours, répondit Anheg. Ça devrait aller assez vite, avec le courant. Mais il vous faudra bien une semaine pour regagner les fortifications, non ?

— Ça se pourrait bien, répondit Cho-Hag. L’infanterie va nous ralentir sérieusement. Ah, Brendig ! Je vais l’envoyer chercher Rhodar. Colonel Brendig ! Vous pourriez essayer de mettre la main sur Rhodar et lui demander de nous rejoindre ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama tout à coup Barak.

— Quoi, « ça » ? gronda Anheg.

— J’ai cru voir quelque chose par là, au sud. A peu près à l’endroit où cette colline commence à apparaître.

— Je ne vois rien.

— C’était très fugitif. Comme si quelque chose bougeait dans le coin.

— Sans doute un éclaireur murgo venu jeter un coup d’œil, suggéra Anheg avec un petit rire. Je doute fort que nous arrivions à garder longtemps le secret sur nos activités.

— Ça recommence, annonça Barak.

— Cette fois, je l’ai vu, acquiesça le roi Cho-Hag.

Il y eut un long silence. Le ciel s’éclaircit imperceptiblement à l’est. Ce’Nedra retenait son souffle.

— Par Belar ! jura Anheg d’une voix entrecoupée. Il y en a jusqu’à l’horizon !

— Lelldorin ! beugla Barak par-dessus le haut de la muraille. Brendig est allé chercher Rhodar. Retrouvez-les et dites-leur de venir tout de suite. La plaine est couverte de Murgos, au sud.

La Fin de Partie de l'Enchanteur
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